C’est en se rendant de Grenoble à Sisteron, après les paysages verdoyants du Trièves, que l’on découvre la vallée du Buëch. Le col de la Croix-Haute marque le pas. Après lui, les pentes pierreuses du Dévoluy ouvrent vers le sud, on longe le torrent. Le verrou de Serres l’étrangle un instant, puis le lâche en contrebas de la chaîne de la Pignolette. Sur le versant d’adret court un village qui porte le nom du lieu : Serres. Accroché aux derniers contreforts de la montagne, il a été un refuge lors de la période troublée des guerres de religion, comme ses voisins des vallées d’altitude des Hautes-Alpes, protégées autrefois par un accès difficile.
Place de sûreté pour les protestants, son histoire est marquée par une personnalité de premier plan, François de Bonne, Duc de Lesdiguières, maréchal et dernier connétable de France, maître en Dauphiné (1543-1626). Lui et ses suivants, dont Gaspard de Perrinet, commanditaire du château de Laragne1 , ont apporté, à la fin du XVIe siècle et dans le courant du premier quart du XVIIe, sur le territoire du Buëch, une modernité architecturale spectaculaire. La maison que Lesdiguières aurait offerte à Marie Vignon, sa seconde épouse, dont le visage est peut-être celui qui orne la façade principale, est à l’origine d’une mode décorative typée, inspirée de l’architecture savante que les chefs de guerre ont pu voir dans les programmes royaux et adaptée aux ressources et savoir-faire locaux : peu de pierre de taille de qualité, peu de bois de haute futaie, mais du gypse et une maîtrise régionale de l’art et de la technique du plâtre.
Ainsi, commanditaires et gypsiers vont doter les demeures des grands et petits seigneurs de décors à la fois recherchés et rustiques, intégrés pour un temps au bâti médiéval, puis plus structurants. De nombreux décors intérieurs de vestibules, d’escaliers, de salles d’apparat, de cheminées ont pu être recensés2
. Ils donnent à voir de façon éparse et plus modeste des éléments empruntés à l’œuvre première qui a donné le ton, située au centre de Serres, à proximité de l’église. Son insertion est très discrète dans le village. On ne la distingue de loin que par une extrême attention portée à sa toiture, dotée d’une petite surélévation correspondant au puits de lumière qui éclaire la cage d’escalier.
Même en remontant la rue principale, si l’on vient de l’est, on ne découvre sa façade qu’au dernier moment, car la ligne légèrement brisée de la rue oriente celle-ci de l’autre côté, plus majestueusement. Etant placée sur le point haut de l’ancienne Grande Charrière, elle donne là tout son effet, malgré son étroitesse due à un parcellaire serré qui n’a permis qu’une seule travée de fenêtres.
La surprise est de taille : un rez-de-rue aux assises de pierres noires porte l’exubérance de deux registres de croisées encadrées de pilastres réglés entre des corniches aux saillies prononcées.
À la superposition des ordres toscan et ionique correspond une polychromie audacieuse, à la fois vive et subtile : les ocres et les carmins ont du corps, mais un dégradé éclaircit l’enduit au dernier étage. On perçoit la nuance une fois passé le choc des bossages rustiqués, incrustés d’éclats de galène, qui donnent au premier rang une assise particulièrement puissante.
Ces décors ont pu être retrouvés, compris et restitués lors d’une campagne de restauration conduite dans le courant de l’année 2000, succédant à la restauration précédente des intérieurs. Ceux-ci étaient mieux conservés, malgré les surcharges de papiers et peintures qui les masquaient et les planchers et cloisonnements ajoutés au fil du temps, qui avaient totalement obturé le puits de lumière de la cage d’escalier. Des sondages en recherche et un dégagement précautionneux ont fait apparaître les épidermes dans leurs finition et teinte d’origine. Les balustrades des paliers ont été mises à nu, de même que l’ajour ovale du noyau de l’escalier et d’originaux fenestrons dotés d’une résille de plâtre découpé, judicieusement placés en imposte ou dans les murs des pièces centrales pour assurer une ventilation appréciable. Le décroûtage des couches d’enduits rapportés sur les parois anciennes a rendu une plastique spatiale que les gypiers talentueux avaient ménagée. Car le plâtre est le matériau principal de la construction et de l’ornementation des étages reconstruits sur le rez-de-rue. Il est apposé sur une ossature bois, de petits troncs des résineux des alentours, tortueux et équarris3 . Cette structure permet d’adoucir les angles, d’infléchir le tracé des cloisons et partant, de gagner espace et fluidité. Un travail d’exécution franc et vigoureux du plâtre taillé dans le frais accompagne ce mouvement. Les voûtements aux nervures prononcées du corridor, rehaussés de leurs rustications épaisses et rugueuses, ne parviennent pas à clouer sur place le visiteur étonné, entraîné en fait dans une dynamique ascendante vers la lumière et le décor chaleureux et raffiné des étages. Au premier, la clé pendante et les culots à la retombée des voûtes montrent des oves généreux séparés de rubans délicats; au second, des feuillages sont découpés dans un stuc très fin, élégant et sobre, laissant supposer que les pièces desservies avaient une fonction en rapport avec la qualité extrême du cadre.
Les découvertes et les informations recueillies lors de la restauration des intérieurs ont éclairé celle de la façade sur rue. Lors d’une intervention précédente, un badigeon ocre-rose4 avait été passé sur les trumeaux et un badigeon blanc sur les modénatures, selon une pratique généralisée de mise au propre. Dans les prix-faits retrouvés, le terme de « blanchiment », utilisé pour désigner l’application d’un lait de chaux ou d’une patine, a pu introduire une confusion. Mais après un dégagement soigné, les traces des teintes terre de sienne, ocre, carmin et noir, sont apparues imprégnées dans la matière ou présentes en surface dans le creux des cannelures, et les anfractuosités des chapiteaux, en totale correspondance avec les teintes intérieures5 . Comment expliquer une présentation aussi contrastée et déroutante, chargée dans sa manière, sa matière et ses couleurs en rez-de-chaussée, et tout en finesse dans les étages ? La référence à l’ordre rustique ne manque pas de s’imposer. Elle est là très poussée, renforcée par les incrustations de pierre dans les projections de plâtre.
On en trouve d’autres exemples proches, au château de Montmaur notamment, dans les assises rustiquées de la colonne qui marque le départ de l’escalier rampe sur rampe, et les jambages d’une cheminée monumentale, incrustés de gros blocs de calcite qui devaient briller sous le feu. Dans les demeures plus modestes, l’effet est mesuré. La rustication revêt la texture des nids d’hirondelle, de terre colmatée, ou celle, aérienne, de tissus froissés. Ces décors se sont développés le temps d’une génération, sur un territoire circonscrit : la Vallée du Buëch, où quelques acteurs, habitants, historiens, associations, entreprises… les mettent en valeur et rendent aux techniques du plâtre leurs lettres de noblesse.
Ainsi, les propriétaires de la maison de Serres, très engagés au cours des deux années pendant lesquelles les sondages, analyses et travaux de restauration6
se sont déroulés, ont eu à cœur de les faire connaître et se sont pleinement inscrits dans l’action de sensibilisation au patrimoine fragile et original des gypseries de ce secteur de montagne7
. Ils ont largement ouvert la maison à la visite et présenté des œuvres de créateurs du Serrois dans la maison et ses salles basses, car, du fait de l’implantation du village dans un site de pente, plusieurs niveaux inférieurs se trouvent en contrebas de la rue principale du village. Par la suite, Chantal et Daniel M. ont largement contribué aux événements animés par l’association « Serres Lez’Arts »8
qui favorise depuis plusieurs années la rencontre d’artistes et la vie créative à Serres.
Mais leur grand mérite est sans conteste celui d’avoir décelé avant tout le monde la richesse patrimoniale, alors bien enfouie, de la maison qui est devenue la leur, et qu’ils habitent avec grand talent. Sans relâche, ils cherchent ce qui révélera la qualité des lieux et invitera à une poétique rêverie de l’espace. Ainsi, cette longue chute d’encres de Paule Riché qui tombe en cascade du puits de lumière, en souligne la hauteur et renvoie à la montagne environnante, tout en accordant ses rivières noires et or avec le raffinement de la patine ambrée des murs. Une lanterne vénitienne, aux contours de bois cendré, ajoute à l’urbanité du décor et apporte un pétillement bienvenu dans l’hiver venteux du défilé de Serres.
Bien évidemment, un hommage est rendu à l’ancien maître des lieux, présent au faîte de la maison. La reconnaissance trouve une expression malicieuse dans le travail de Gérard Boisard : retrouvant sa superbe verticale, le duc veille avec bienveillance sur sa demeure de cœur…9
Les clichés auront donc fait long feu, il n’y a pas que des chalets en montagne…
- En 1609 ; maître d’œuvre : Guillaume Le Moyne. ↩
- Cf. Marie-Hélène Gueyraud, 1988, “Les décors de gypseries dans l’architecture civile des Alpes du Sud XVIe et XVIIe siècle, Aix en Provence “, Université de Provence ; Comtesse du Chaffaut, Gypseries en Haute-Provence : cheminées et escaliers (XVIe-XVIIe siècles), Turriers, Naturalia publications, 1995 ; recensement DRAC PACA, 1997-1998. ↩
- Cette armature a pu être datée par dendrochronologie et indiquer un abattage des arbres en 1585. ↩
- Évoquant le plâtre rose de Lazer, apprécié pour sa solidité et fréquemment mis en œuvre localement. ↩
- SERRES Maison dite de Lesdiguières (cad. D 101), classement par arrêté du 6 décembre 2000 des parties suivantes : la façade sur la rue Henri Peuzin, le vestibule, l’escalier et son puits de lumière, la toiture. ↩
- Maîtrise d’œuvre : Michel Rosanvallon ; Restaurateurs : Catherine Pique, Vincent Bachet et Marc Lavarenne ; suivi MH : DRAC/CRMH PACA, SDAP des Hautes-Alpes. ↩
- Cf colloque « Gypiers des villes, gypiers des champs », Digne-les-Bains, 2005. ↩
- Serres Lez’Arts : association artistique et culturelle ; développement et diffusion de l’art et de la culture dans les territoires alpins. ↩
- Une photographie grand format du connétable allongé sur son mausolée de marbre noir et blanc (œuvre de Jacob Richier, déposée au Musée Muséon départemental, à Gap) le présente redressé dans la maison de Serres. Auteur : Gérard Boisard. ↩